Armelle Choquard
Bharata Natyam
Tatta kudichi
" frappés de pied et demi-pointe"
Dieu, que fetz tot quant ven ni vai... "Dieu, qui faites tout ce qui vient et va..."
Jaufre Rudel, troubadour du XIIe siècle
Ma rencontre avec l’Inde est multiple, elle convoque tous les niveaux de mon être à travailler sans relâche, elle a modelé mon corps et mon esprit, et ouvert mon cœur. Elle s’étire dans l’espace et dans le temps jusqu’à aujourd’hui. D’une façon très banale, la pratique est d’abord celle du yoga, à dix sept ans, en France : une certaine sensation de mon esprit dans mon corps. Premier voyage pour aller pratiquer « in situ ». A la sortie de l’avion à Bombay, l’air humide et chaud que je respire est celui de l’Afrique noire où je suis née : retour à l’enfance et choc violent de l’Inde moderne, sans préparation. Mon cœur est saisi, l’hospitalité des humbles me bouleverse. De retour en France, pour la jeune étudiante en philosophie, le prodige est de concilier théorie et pratique. La danse – j’essayais tous les styles possibles – devient nécessairement la danse indienne, de même que la philosophie ne peut plus seulement être grecque, française ou allemande. Lorsque je prends mon premier cours à Paris, je ne sais pas ce qu’est le Bharata Natyam, car je n’en ai jamais vu. Je le découvre d’abord dans mes sensations corporelles, telle une aveugle. Mais la confiance est là , avec Vidya, Shakuntala, Malavika, toutes danseuses françaises.
A la Sorbonne, Michel Hulin désenchevêtre subtilement les argumentations effilées des six darshana, les six « points de vue ». Premier exposé sur le rasa par Guy Bugault : je suis éblouie, subjuguée par la cohérence, la finesse et l’universalité de cette théorie du plaisir esthétique. Urgent : apprendre le sanskrit. Le RER m’amène à Nanterre où, dans une petite salle, Charles Malamoud nous enseigne patiemment la grammaire sanskrite, de cette façon limpide et forte qui est la sienne. Mon esprit est si jeune, si ignorant, si malléable.
J’applique toutes mes forces à suivre ce chemin qui s’ouvre presque naturellement devant moi, grâce à ces maîtres qui m’ont enseigné dans ma langue, le français. Après trois années d’ « Inde parisienne », c’est l’immersion pour quatre ans à Madras, capitale culturelle du Tamil Nadu. Le maître qui me « forme » est Muthuswamy Pillai. Il me donne un cours tous les matins dans sa toute petite pièce, dans la rue qui borde le temple de Mylapore. Son enseignement me relie – sans que je m’en rende compte sur le moment – au monde ancien des devadasi, dont il est issu, étant lui-même fils de danseuse de temple. Kalanidhi Narayanan, mon professeur d’abhinaya (« danse narrative ») est elle aussi dépositaire de ce répertoire très riche, fruit d’une dévotion vivante depuis tant de siècles dans les grands temples du Sud. Elle apprit elle-même très jeune, ce répertoire directement des devadasi aujourd’hui disparues. Elle commence à l’enseigner tard dans sa vie, et j’ai la chance de faire partie des premières élèves à qui elle peut donner tout son temps. Je pratique le chant karnatique, car comme le formulera mon deuxième maître Sucheta Chapekar, « la musique et la danse, c’est la même chose ». Le soir je me rends dans une des nombreuses sabha qui accueillent concerts et spectacles de danse. Je veux tout voir, tout entendre. Dans les temples, le sourire des danseuses sculptées dans la pierre m’encourage. Et la nuit, lorsque tout est plus tranquille, je me plonge dans le Nâtya Shâstra, le traité du théâtre, guidée par Janaki, elle-même disciple du professeur Raghavan, grand spécialiste en esthétique au moment crucial du revivalisme du Bharata Natyam, et qui faisait partie des défenseurs de l’art des devadasi telles que Balasarasvati.
Je m’aperçois qu’au fil du temps cette rencontre avec l’Inde s’est pour ainsi dire inversée : j’appréhende bien souvent ma culture occidentale grâce à mes outils indiens. Je compte les rythmes de la musique traditionnelle provençale, en marquant le tala (cycle rythmique) de la main comme on le fait dans le Sud de l’Inde. Lorsque j’essaye de comprendre l’ « amor de lonh » des troubadours, c’est au vipralabdha sringara, le sentiment amoureux dans la séparation, que je me réfère. Et pour construire mes spectacles, mes meilleurs guides sont les conseils que j’ai pu lire dans les traités anciens en langue sanskrite sur le plaisir esthétique et la résonance poétique.
Publié dans Les Amoureux de l'Inde, éditions Brumerge 2011