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Dhvani

 

Le dhvani est l’âme de la poésie : “résonance”, “suggestion”, qui doit nous mener au rasa, saveur, plaisir esthétique. Le Dhvanyaloka, “regard sur le dhvani”, d’Anandavardhana (IXe siècle) se penche sur le mystère de ce parfum qui émane du texte poétique. Pour en définir les conditions d’émergence, il décrypte et analyse le processus de la création poétique.

 

Le Natya Shâstra de Bharata, traité bimillénaire, véritable encyclopédie du théâtre, nous donne au chapitre 6 le rasa-sutra, qui énumère les facteurs dont la conjonction permet l’avènement du rasa. Puis sont étudiés tous les éléments qui, sur la scène du théâtre, permettront au spectateur de savourer le rasa.

 

Abhinavagupta, figure éminente du shivaïsme du Cachemire, commente ces deux traités au XIe siècle : dans l’Abhinava Bharati pour le Natya Shâstra, dans le Locana pour le Dhvanyaloka.

 

Or, si le travail de l’artiste est de tout mettre en œuvre pour, d’une part, faire croître la graine qui a germé dans le cœur du poète et, d’autre part, pour éviter avec soin tout ce qui pourrait contrarier cette croissance, le spectateur, de son côté, se doit de développer l’aptitude à déguster le fruit arrivé à maturité qui lui est offert sur la scène.

 

Ce rasika – celui qui goûte le rasa – est un sahridaya, littéralement “celui dont le cœur est avec”. Lui aussi, nous dit Abhinavagupta, “doit s’adonner à la pratique assidue de la poésie” : son cœur ainsi purifié sera “le miroir limpide” sur lequel les émotions pourront alors se refléter. Artistes ou spectateurs, notre tâche est d’affiner notre sensibilité si nous voulons nous rencontrer dans l’expérience du rasa.

Le rasa

 

 

La théorie du rasa, développée dans le Nâtyaçâstra, le traité indien d’art dramatique écrit probablement au IIe siècle apr. J.-C. et attribué au légendaire Bharata, est au cœur de l’esthétique indienne. Pour Abhinavagupta, le rasa constitue le fondement unique de toute poésie, qui ne doit avoir d’autre but que sa création.

 

Le mot rasa désigne d’abord le suc d’un fruit ou d’une plante, puis sa saveur particulière ; dans le domaine artistique, il représente la tonalité émotionnelle qui imprègne une œuvre et que ressent son spectateur ou son lecteur. Il désigne également le plaisir esthétique qui en résulte. La meilleure définition est celle qu’en propose Louis Renou dans L’Inde classique : “C’est un état subjectif du lecteur ou de l’auditeur (c’est tout un) par lequel les émotions dormantes qu’il est en état d’éprouver sont réveillées au contact de l’œuvre littéraire et donnent la sensation d’un plaisir, d’une volupté […] le lecteur recrée pour son compte et reçoit en lui l’expérience originale du poète, mais cette expérience ne devient rasa que si elle revêt la forme d’un sentiment universel, impersonnel, pour ainsi dire abstrait.”

 

Cette définition décrit aussi la naissance du rasa, que le Nâtyaçâstra résume dans cet aphorisme célèbre, appelé Rasasûtra : vibhâvânubhâvavyabhicârisamyogâd rasanishpattis, “la naissance du rasa résulte de la combinaison des déterminants, des conséquents et des émotions transitoires” (ch. vI). Pour qu’il y ait rasa, il faut en effet que les émotions que chacun de nous est capable d’éprouver, parce qu’elles appartiennent à l’expérience humaine dans ce qu’elle a d’universel, se cristallisent et nous deviennent présentes : on dit que l’émotion dormante (bhâva) devient “émotion stabilisée” (sthâyibhâva) ; ce phénomène est possible quand un ensemble de facteurs stimule la sensibilité du spectateur :

 

1) Les “déterminants” (vibhâva), personnages propres à inspirer un sentiment ou éléments suggestifs formant le décor de la scène : par exemple, s’agissant du rasa érotique, l’homme aimé ou la femme aimée, ainsi que le printemps, le chant de certains oiseaux, l’aspect, la couleur ou le parfum de certaines fleurs , etc.

 

2) Les “conséquents” (anubhâva), qui sont les manifestations extérieures de l’émotion, propres à leur servir de signifiants, comme par exemple les regards tendres ou les soupirs ; parmi elles, les huit manifestations physiques spontanées, qui ne peuvent être feintes et donc impliquent de la part d’un acteur qu’il s’identifie au personnage : frémissement, pleurs, transpiration, pâleur, etc.

 

3) Les “émotions transitoires” (vyabhicâribhâva), qui sont des émotions passagères associées à l’émotion principale, et qui constituent une sorte de nœud émotionnel ; par exemple, l’amour peut se décliner en jalousie, colère, inquiétude, joie, etc.

 

Le Nâtyaçâstra dresse une liste de 8 rasa, que ses successeurs enrichiront. Chacun est associé à l’“émotion stabilisée” qui le suscite :

8 rasa

8 sthâyibhâva

l’Érotique

le Furieux

l’Héroïque

le Repoussant

le Comique

le Pathétique

le Merveilleux

le Terrible

çrngâra

raudra

vîra

bîbhatsa

hâsya

karuna

adbhuta

bhayânaka

plaisir d’amour

colère

fougue

aversion

rire

affliction

étonnement admiratif

terreur

rati

krodha

utsâha

jugupsâ

hâsa

çoka

vismaya

bhaya  

C’est dire que le rasa n’est pas l’émotion elle-même, mais à la fois la couleur particulière qu’elle confère à l’œuvre et le plaisir esthétique qu’elle engendre. Pour éprouver ce plaisir, le spectateur doit conserver avec l’émotion une distance suffisante, tout en ressentant vis-à-vis du personnage qui en est le sujet une sympathie profonde, source d’une compréhension intime et intuitive.

 

Sylvain Brocquet,

Professeur à l’université d’Aix-Marseille-I

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