top of page

L’Émergence du bharata natyam au xxe siècle

Guru parampara, la tradition des maîtres

 

param-para- : l’un après l’autre,

param-parâ- : série ininterrompue, succession, continuation, tradition

 

Le sadir, caractérisé par son répertoire allant de l’alarippu jusqu’au thillana, tel qu’il nous est familier aujourd’hui sous le nom de bharata natyam a été façonné par le Tanjore Quartet, constitué par Chinnayya, Ponnayya, Shivanandam et Vadivelu. Ces quatre nattuvanar, chorégraphes et musiciens, ont vécu pendant le règne du roi marathe Sarfoji II (1798-1832), et furent notamment des élèves de Muthuswamy Dikshitar, l’un des musiciens formant la fameuse trinité de la musique carnatique.

Entre la période du Tanjore Quartette et aujourd’hui, de nombreuses lignées de maîtres ont perpétué cet héritage du passé. Nous n’essaierons pas  de donner ici un panorama même général de l’ensemble de ces lignées, mais nous voudrions simplement évoquer quelques uns de ces grands maîtres, notamment ceux qui ont eu un rôle particulièrement déterminant parce qu’ils ont vécu et enseigné pendant cette période cruciale au cours de laquelle le Sadir aurait pu disparaître, s’il n’était devenu le Bharata Natyam.

Roi marathi de Tanjore (coll. Tara Michaël)

Les 4 frères du Tanjore Quartet : Sri Chinnayya, Sri Ponniah, Sri Shivanandan, Sri Vadivelu.

La figure la plus majestueuse de ce XXe siècle est celle de Meenakshi Sundaram Pillai, descendant direct de Ponnayya, l’un des quatre célèbres frères du Tanjore Quartet.

Meenakshi Sundaram Pillai

 

Il naît le 22 septembre 1869 à Pandanallur, un petit village du Tamil Nadu, situé à quelques kilomètres de Kumbhakonam. Son père était un musicien célèbre connaissant bien le sanskrit, le telugu et le tamil. Sa mère était la fille du grand Ponnayya. La danse et la musique étaient des arts héréditaires de la famille depuis plusieurs générations. Meenakshi Sundaram Pillai, imprégné de musique depuis l’enfance, devint d’abord un excellent violoniste. Il travaillait avec d’autres nattuvanar comme Arunachalam ou Natesha Iyer à qui il n’hésitait pas à envoyer ses élèves.

 

Rukmini Devi qui s’était d’abord initiée au Sadir auprès de la devadasi Mylapore Gauri Amma, l’invite à Madras en 1934. Il devient son deuxième maître et l’aide à restaurer la gloire passée du Bharata Natyam. Il enseigne au Kalakshetra pendant plusieurs années. Il meurt en octobre 1954 à l’âge de 85 ans.

 

C’était un si grand artiste – bien que d’une très grande modestie – que son style est devenu l’école Pandanallur du Bharata Natyam , caractérisé par des mouvements amples, une grande pureté des lignes, une perfection des positions, une qualité d’austérité et une façon inimitable de structurer les adavu dans les tirmanam. C’était un compositeur génial de jatisvaram, de pada-varnam, et de padam pour la danse.

Meenakshi Sundaram Pillai et Muthukumara Pillai. Photo : Mohan Khokar.

Appartiennent à cette lignée prestigieuse, des maîtres comme A. P. Chokkalingam Pillai qui reste auprès de lui pendant près de 40 ans, K. P. Kittapa, son petit fils, Kandappa descendant direct de Chinnayya du Tanjore Quartet, guru de la devadasiBalasarasvati de Tanjore, K. Ellapa Pillai, qui à leur contact devint aussi un héritier du style de Tanjore, ainsi que bien d’autres encore.

Muthukumara Pillai

 

La deuxième figure marquante de cette période est celle de Muthukumara Pillai, contemporain de Meenakshi Sundaram Pillai. Muthukumara Pillai dansait sur scène lorsqu’il était jeune, mais il fut surtout reconnu comme un très grand professeur quand il arriva à Madras en 1936.

 

Né dans le village de Kattumanar Koil en 1874, à 25 km de Chidanbaram, il apprend directement de sa mère, Yogam Ammal, qui était danseuse et musicienne, et qui servait au temple de Shiva de Kattumanar Koil. Il danse sur scène pour la première fois à l’âge de 9 ans, puis étudie auprès de Maharaja Pillai de Pandanallur, de Sabbhapathi de Rajamannar Koil, et Arunachalam de Katthumannar Koil. Il dansait souvent avec une petite troupe à l’occasion de mariages. Plus tard il étudie l’abhinaya avec d’autres devadasi, dont la célèbre Thiruvalur Gnanam. Il était érudit, connaissant grâce à l’étude des traités, l’aspect théorique de la danse. Il écrivit même un livre en tamil sur la musique. Il était un des rares maîtres à exécuter les adavu et à les montrer à ses élèves et ce jusqu’à un âge avancé car il était en bonne santé et très vigoureux.

 

Muthukumara Pillai, photo : Mohan khokar

Muthukumara Pillai et Saroja Khokar, photo : Mohan Khokar

A Madras de 1936 à 1938, il commence à enseigner à Saroja enfant et à sa sœur Selvamani et les présente sur scène. Il est alors reconnu comme un professeur exceptionnel, et Rukmini Devi demande à suivre son enseignement.

 

Pendant toute une période, les deux plus grands nattuvanar du 20ème siècle se retrouvent ainsi à l’institution du Kalakshetra à Madras et Rukmini Devi raconte combien il était passionnant de les écouter échanger leurs points de vue. Selon elle, la différence fondamentale entre le style Pandanallur représenté par Meenakshi Sundaram Pillai et le style Thiruvalur représenté par Muthukumara Pillai tel qu’il était exécuté par la devadasi Thiruvalur Gnanam, est que le style Pandanallur utilise des mouvements du buste penché en avant à partir de la taille tandis que dans le style Thiruvalur, le corps garde une position droite, avec moins de sauts et plus de mouvements de pieds. Le style Thiruvalur est également très pur avec des mouvements de bras clairs, fermes sans être rigides, mais aussi ronds et doux tout en restant précis. Dans son enseignement, une grande importance était donnée au rythme et Muthukumara Pillai aimait conduire les pièces de danse pure dans un tempo rapide.

Dans l’abhinaya, il expliquait le sens littéral, puis le sens suggéré et montrait sans relâche les positions de mains et les expressions, insistant sur le fait que le sentiment devait d’abord être ressenti intérieurement.  Son tempérament profondément dévotionnel se ressentait dans tout son abhinaya. Il avait un très grand répertoire de padam et de javali.

 

Cet homme très simple, extrêmement modeste, travailleur infatigable, avait de multiples dons. Très bon musicien, il jouait de la flûte et du violon. Habile de ses mains, il cousait, brodait, tissait et fabriquait toutes sortes de bibelots à partir de papiers et emballages usagés. Il fit même de la photographie.

Il meurt paisiblement dans son sommeil le 22 août 1960, six ans après Meenakshi Sundaram Pillai, qui curieusement était lui-même son aîné de six ans.

 

Il enseigna à des danseurs très connus tels que Ram Gopal, Mrinalini Sarabhai, Kamala – avant qu’il ne la guide vers Ramiah Pillai – l’américain Robert Riviera. De 1940 à 1942, il enseigne à l’école de danse de Ram Gopal à Bangalore, et de 1948 à 1951 à l’académie Darpana dirigée par Mrinalini Sarabhai à Ahmedabad.

Muthukumara Pillai, photo : Mohan khokar

Vazhuvur Ramiah Pillai

 

La troisième figure que nous souhaitons évoquer ici est celle de Vazhuvur Ramiah Pillai, qui devint célèbre  pour avoir été notamment le guru de la danseuse Kamala. Le style de ce maître vient du village de Vazhuvur et fut fondé par Nagappa Nattuvanar qui vécut pendant le règne de Sarfoji II. Ce style, qui fut longtemps perpétué par des femmes, a beaucoup d’élégance, de grâce et de perfection. Les poses y sont sculpturales et demandent beaucoup de souplesse corporelle. La façon de réciter les shollukatu ou syllabes rythmiques est aussi particulièrement belle.

 

Il n’est pas de danseur ou de danseuse de Bharata Natyam de ces trente dernières années qui ne pratique un style apparenté de près ou de loin à l’un des trois styles que nous venons de mentionner : le style de Pandanallur, celui de Thiruvalur et celui de Vazhuvur.

 

Le mouvement anti-Nautch

 

 

Dès la fin du 19ième siècle, démarre le mouvement anti-Nautch (Nautch : autre nom du Sadir), qui accuse les devadasid’être des prostituées et va travailler à l’abolition de leur statut. Vena Rampal dans son article « Re-invoking Rukmini Devi : questions from a dance maker in Britain Â», fait l’analyse suivante : le mouvement montant de nationalisme hindou prône des valeurs patriarcales - famille monogame, chef de famille tout puissant - incompatibles avec la place de la devadasi dans la société. Celle-ci est une femme indépendante économiquement, elle gagne la vie de sa famille et a des relations sexuelles avec des hommes appartenant à l’élite de la société.  Le Bharata Natyam dans les années 1930 doit trouver sa place dans un nouveau contexte beaucoup plus patriarcal : la devadasi doit disparaître.

Courtisane ou danseuse, coll. Y. G. Doraiswamy

Mylapore Gauri Amma

 

La profession de danseuse attachée au temple devint si dépréciée, que peu d’entre elles purent jouer un rôle dans le mouvement de « revival Â», alors même que les jeunes femmes brahmines qui reprenaient le flambeau se formaient auprès des nattuvanar ou maîtres de danse qui étaient de la même communauté que les devadasi. Mylapore Gauri Amma, devadasiau temple de Mylapore à Madras avait un répertoire très vaste et connaissait des pièces rares. Considérée comme l’une des dépositaires les plus précieuses de l’art des temples, elle enseigna l’abhinaya Ã  presque tous les danseurs de la génération qui suivit la sienne, et en particulier à Balasarasvati et Rukmini Devi.

 

Sa famille était versée dans la musique et la danse depuis plusieurs générations. Sa mère, danseuse réputée, lui enseigna l’art de l’abhinaya. Gauri Amma avait des traits expressifs et une belle voix. Elle chantait en faisant l’abhinaya â€“ pratique que seule Balasarasvati maintint ensuite avec une grande maîtrise – car elle avait reçu un enseignement musical de très haut niveau. Elle connaissait très bien le sanskrit, le telugu et le tamil, ainsi que les traités d’esthétique. Rukmini Devi note sa façon particulière de se tenir, la dignité de ses mouvements combinée avec une grâce et un visage expressif toujours surprenant. Elle constate que ces qualités résultent d’un ancrage dans une longue tradition dont la source jaillissait de la vie du temple, qualités qui, bien au-delà de la technique, caractérisent ceux dont le cÅ“ur et l’esprit s’abreuvent au courant d’une culture ancienne dont le limon s’est déposé au cours de nombreuses générations. Elle meurt à Mylapore à Madras en 1970.

 

Balasarasvati et Rukmini Devi

 

Balasarasvati de Tanjore est la danseuse la plus légendaire du 20ième siècle et cela de son vivant. Lorsqu’il fut interdit de danser dans les temples, elle fit partie des devadasi qui acceptèrent de danser dans les théâtres. Elles furent assez nombreuses à donner des représentations au théâtre de « Music Academy Â» à partir de 1931 pendant une vingtaine d’années, puis ce nombre déclina durant les décennies suivantes. Le fait qu’elles soient invitées dans ce lieu prestigieux témoigne de la grande qualité de leur art.

 

Le 15 mars 1931 Krishna Iyer organise le premier spectacle donné par des devadasi Ã  « Music Academy Â», événement qui suscite la vocation de Rukmini Devi. Bala dansa beaucoup jusque dans les années 70 dans toutes les grandes villes de l’Inde et dans le monde entier. Elle reçut les plus grands honneurs. L’art des devadasi, même pendant cette période de l’abolition de leur statut était ainsi magnifiquement représenté. Mais cela n’empêchait pas que leur profession soit toujours déconsidérée.

La devadasi T. Balasarasvati

Rukmini Devi, photo : G. Tjassens Keiser

Rukmini Devi, jeune femme brahmine, en prenant fait et cause pour la défense de cet art, en le pratiquant et en donnant des représentations, joua un rôle très important par sa prise de position  dans la réhabilitation sociale du Bharata Natyam. Pour lui redonner ses lettres de noblesse, elle veut réformer le Sadir, le comparant à un diamant qu’il faut débarrasser des impuretés qui le recouvrent, pour qu’il puisse briller à nouveau de tout son éclat.

Or il semble bien que le Sadir, au moins lorsqu’il est représenté par les devadasi les plus éminentes – dont Balasarasvati – l’ait été dans toute sa splendeur, et n’ait comporté aucun élément dénotant quoi que ce soit de vulgaire. En ce qui concerne l’abhinaya, Bala restera toujours de très loin inégalée. Et si le nritta, la danse pure était moins la raison de sa célébrité, il est certain qu’il était chez elle à l’opposé de toute vulgarité – avec peu de rondeurs dans le mouvements, son style était même assez peu sensuel.

 

Lorsque Bala passa du temple à la scène du théâtre, elle dansa simplement, sans chercher à adapter le répertoire d’une part, ni d’autre part à recréer le décor du temple au théâtre. La force et la magie de son art – tous ceux qui l’ont vue en parlent encore - jaillissaient de l’intérieur et pouvaient illuminer n’importe quel lieu.

Mais cela ne suffisait pas à convaincre la société d’alors que la danseuse de Bharata Natyam  ne pratiquait pas un art vil et méprisable. C’est ainsi que Rukmini Devi, formée dès son enfance par la théosophie décida de «re-spiritualiser Â» le Sadir pour le faire accepter. Il y avait ainsi pour elle une façon « spirituelle Â» de rendre la bhakti, le sentiment dévotionnel, qui différait de l’approche de Balasarasvati.

Bhakti et Shringâra

 

Nous nous référons ici à la discussion développée par Anne-Marie Gaston (chapitre 3 : le sacré et le profane dans le Bharata Natyam). En résumé, tout le monde s’accorde sur le fait que la bhakti est le sentiment dominant de l’art indien, et que shringâra, le sentiment amoureux sert de métaphore pour exprimer l’élan de l’âme individuelle vers l’absolu. Ainsi sentiment dévotionnel et sentiment amoureux se superposent et se confondent, comme l’atteste la quasi-totalité des poèmes utilisés dans le répertoire du Bharata Natyam.

Balasarasvati et Rukmini Devi mettent toutes deux l’accent sur l’importance de la bhakti, mais vont différer sur la façon de représenter bhakti et shringâra. Rukmini Devi privilégie des gestes de dévotion formelle à l’égard de la divinité. Pour Balasarasvati, shringâra est le véhicule le plus approprié pour traduire la bhakti en projetant un état émotionnel extrême ainsi que toute une gamme d‘états psychologiques variés. Rukmini Devi choisit d’omettre délibérément toute composition  comportant des métaphores érotiques et ne voudra utiliser que des gestes et des expressions du visage dénués de toute sensualité, alors que la pensée indienne a toujours abondé en métaphores érotiques. Refusant l’érotique à l’intérieur du spirituel Rukmini Devi est à l’opposé de la vision indienne ancienne qui produisit tant d’œuvres d’art des siècles durant. Voulant que shringâra soit uniquement sublimé pour exprimer la bhakti, elle rejette par exemple une grande partie de la poésie de Kshetraya, poète très important du répertoire – d’ailleurs poète de prédilection de Kalanidhi Narayanan, grande dame de l’abhinaya qui enseigne depuis 30 ans à la plupart des danseurs d’aujourd’hui.

 

Jeux amoureux de Krishna avec une gopî, coll. Tara Michaël

Il semble que le point de vue de Balasarasvati, qu’elle vivait dans sa danse, plus qu’elle ne le défendait par des discours est celui qui est maintenant le plus partagé. Pour Balasarasvati, shringâra est l’émotion majeure qui gouverne le jeu de l’abhinaya : ainsi dans la poésie de Kshetraya ou de Jayadeva, le sentiment érotique domine mais elle choisit de ne surtout pas le traduire de façon charnelle. Mais pour elle, dépouiller la bhakti de tout sentiment érotique, comme le désire Rukmini Devi, produit un Bharata Natyam trop « aseptisé Â» selon ses propres termes.

Le mouvement revivaliste

 

Les quatre figures pionnières du mouvement revivaliste sont : E. Krishna Iyer, le professeur V. Raghavan (savant sanskritiste et spécialiste d’esthétique), la devadasi Balasarasvati de Tanjore, encouragée par Raghavan lui-même, et Rukmini Devi.

 

Tous les quatre sont d’accord pour utiliser la nouvelle dénomination de Bharata Natyam, qui rebaptise le Sadir. Tous reconnaissent la légitimité du Nâtya Shâstra comme source textuelle sanskrite ainsi que certains textes tamil. Tous veulent maintenir la tradition du Sadir transmise par les gurus héréditaires. La dialectique  tâla/bhâva est une des thématiques centrales du mouvement revivaliste : les maîtres de danse , les nattuvanar comme Meenakshi Sundaram Pillai, représentent l’approche rythmique, celle du  tâla . Les devadasi, comme Gauri Amma représentent l’approche musicale et émotionnelle, celle du bhâva . Dans le Sadir, les devadasi Ã©taient chanteuses et danseuses, et se transmettaient héréditairement l’art de l’abhinaya, mais elles n’enseignaient pas le nritta Â« la danse pure Â».  Cette tâche était la prérogative des nattuvanar, qui conduisaient le récital. Les devadasi Ã©taient donc dépendantes des maîtres de danse.

La réforme de Rukmini Devi

 

Militante active du mouvement nationaliste (svadeshi), Rukmini Devi, en fondant le Bharata Natyam sur l’autorité des textes sanskrits les plus anciens, fait d’une danse régionale la danse « classique Â» de la jeune nation indienne, avide de revaloriser son passé.

Ayant suivi l’enseignement d’abord de Mylapore Gauri Amma, puis de Meenakshi Sundaram Pillai et Muthukumara Pillai, et ayant eu des difficultés relationnelles avec eux, Rukmini Devi veut se libérer de cet assujettissement. Elle instaure la catégorie du danseur-chorégraphe et dès 1940 propose aussi un enseignement musical et rythmique à ses élèves leur permettant d’être nattuvanar. Les danseurs du 20ième et du 21ième siècle ont ainsi la possibilité de créer de nouvelles pièces sur la base de leur propre expérience de danseur. De cette façon sont offertes aux femmes de nouvelles positions de pouvoir, non seulement danser sur scène, mais aussi enseigner et chorégraphier, options qui étaient impossibles pour les devadasi.

Rukmini Devi, archives du Kalakshetra

Le Bharata Natyam devient alors accessible à tout le monde, même à ceux qui ne sont pas nés dans l’ancienne communauté des devadasi et des nattuvanar.  Cette transformation a été interprétée de deux façons : soit comme une démocratisation, soit comme une appropriation  par la classe moyenne et supérieure, celle des « femmes de bonnes familles Â».

Rukmini Devi est aussi celle qui a « masculinisé Â» le Bharata Natyam en ouvrant l’enseignement aux garçons et en prévoyant des rôles spécifiques pour les danseurs hommes.

Rukmini Devi veut inscrire le nouveau Bharata Natyam dans trois registres symboliques importants : elle valorise le rôle du guru, la référence à Shiva Natarâja et l’autorité textuelle du Nâtya Shâstra - bien qu’elle ne l’ait pas lu. Elle ne prétend pas innover, mais adapter l’ancien au nouveau, situant son apport dans la continuité des traditions et regardant les pratiques du passé comme inspirantes. Elle garde le vocabulaire et la technique des devadasi, mais elle veut également reconstruire le théâtre sanskrit total décrit dans le Nâtya Shâstra. Selon Janet O’Shea dans son article « Rukmini Devi : Rethinking the Classical Â»,  elle ne réinvente pas le Bharata Natyam mais en fait une forme contemporaine classique, séparant ainsi les notions auparavant jumelles de classique et traditionnel -  Janet O’Shea définit le classique comme ce qui adhère à un ensemble de principes définis dans les traités théoriques anciens, les shâstra, et le traditionnel comme étant cet héritage qui s’inscrit dans une continuité. 

Toujours animée de cette détermination à « spiritualiser Â» le nouveau Bharata Natyam, Rukmini Devi s’entoure d’artistes, de grands musiciens, pour le faire évoluer selon ses  choix esthétiques. Par exemple dans l’orchestre du Bharata Natyam, qu’elle fait asseoir sur le côté gauche de la scène, elle remplace le hautbois et la cornemuse par la flûte et la vina. Douée d’un goût irréprochable, elle remodèle les costumes et s’inspire de modèles de bijoux anciens pour choisir les parures du Bharata Natyam. Elle accorde beaucoup d’importance aux éclairages et à la mise en scène, utilisant les techniques de la scène pour recréer l’atmosphère du temple.

Etait-elle une grande danseuse ? Ce n’est pas, semble-t-il, ce qui lui a valu de rester une des figures principales du revival. Bien qu’ayant commencé la danse tardivement, à plus de trente ans, elle décide d’arrêter sa carrière assez tôt pour consacrer toute son énergie à la fondation de l’école du Kalakshetra, lieu d’enseignement actuellement le plus connu à Chennai, dans un beau domaine très préservé d’une sérénité « théosophique Â» qui est devenu l’ Â« institution Â» par excellence du Bharata Natyam.

 

 

Le Kalakshetra 

 

Cette école qui existe depuis environ 50 ans, engage à ses débuts les grands maîtres que nous avons évoqués, puis forge peu à peu son propre style, appelé aujourd’hui « style Kalakshetra Â», bien que très récent comparé aux autres lignées. Voulant faire revivre l’art théâtral de l’Inde du Sud, Rukmini Devi désire accueillir au Kalakshetra non seulement le Bharata Natyam, mais aussi le théâtre, la musique, les danses folkloriques ainsi que la peinture et la sculpture - elle joue d’ailleurs un rôle important dans la reconstitution de ce que l’on appelle les « Dance Drama Â». Et en effet le point fort de cette école est le caractère très complet de l’enseignement qui y est donné, qui comprend en plus des cours de danse, des cours de musique, de nattuvangam et de théorie. Ainsi les étudiants du Kalakshetra ont tous une solide formation musicale et rythmique, essentielle pour pouvoir ensuite enseigner. Beaucoup de danseurs importants ont été formés pendant les premières années de l’école, et ont ensuite exporté l’esprit du Kalakshetra en fondant à leur tour leurs propres écoles, ailleurs en Inde ou dans le monde, mais toutes marquées du même sceau.

 

 

Depuis 1970

 

Cependant, depuis une trentaine d’années, aucun danseur ou danseuse vraiment reconnu n’est sorti du Kalakshetra. Style refondé sur une technique ancienne faisant peau neuve dans le contexte d’un mouvement revivaliste, le Bharata Natyam du Kalakshetra s’est étiolé et figé rapidement : s’étiquetant comme le « bon Â» ou le « vrai Â» Bharata Natyam, l’institution s’attache à vouloir le conserver dans l’immuabilité de sa forme pourtant toute récente. Et ceci, bien avant la mort de Rukmini Devi en 1986 (tel est le piège qui guette souvent l’art institutionnalisé même s’il se range sous les drapeaux de la spiritualité).

 

Dans le nritta, la danse pure, nous regrettons l’amalgame qui est fait avec la technique du Kathakali, le théâtre dansé du Kerala, laissant une empreinte trop reconnaissable dans la gestuelle et la façon de bouger des danseurs.

L’abhinaya, pour les raisons évoquées précédemment dans le débat sur shringâra et bhakti, est très « propre Â» et reste scolaire.

 

Mais la nomination en 2005 au poste de directrice de Leela Samson, grande danseuse formée au tout début de l’école, puis partie à Delhi, laisse espérer un nouvel essor pour le Kalakshetra.

 

 En dehors du Kalakshetra, les lignées traditionnelles des nattuvanar ou maîtres de danse, ont perpétué la transmission des différents styles, en s’adaptant au contexte de l’Inde moderne. Les danseurs et danseuses issus d’une nouvelle classe sociale ont cherché à se situer par rapport à l’ancienne communauté des devadasi. Anne-Marie Gaston fait l’analyse suivante dans le chapitre « vestiges of religion in Bharata Natyam Â» : pendant la période du mouvement revivaliste, environ de 1930 à 1950, les danseurs faisaient tout leur possible pour se dissocier de l’image des devadasi. Puis la déconsidération attachée à leur statut s’estompant peu à peu, on cherche depuis les années 70 à mettre en valeur l’ancienneté de la danse en mettant l’accent sur son caractère religieux : des éléments appartenant aux rituels des temples sont introduits sur la scène. Ainsi on peut dire que le Bharata Natyam d’aujourd’hui comporte plus de rituels qu’à ses débuts. Certaines cérémonies concernant les droits et les obligations des devadasi sont adaptées aux besoins du Bharata Natyam moderne et fermement établies comme «traditionnelles Â» : par exemple l’arangetram, premier récital sur scène d’une danseuse. Certaines innovations d’ordre religieux aussi, comme la présence d’autels dédiés à des divinités, en particulier à Shiva Natarâja. La représentation de danse sur la scène du théâtre devient un événement religieux plus que théâtral. Cette tendance s’accroît d’autant plus que les danseurs indiens d’aujourd’hui ont une vie très occidentalisée et sont beaucoup moins qu’avant en contact avec les rituels de la religion hindoue dans leur vie quotidienne.

La plupart des danseurs se positionnent comme des défenseurs de la spiritualité de la danse, et lorsqu’ils critiquent les autres, ils leur reprochent de la rabaisser au rang d’un divertissement par complaisance envers le public. Ils veulent en général danser pour la divinité, ou vivre leur danse comme un rituel – étant implicitement admis que le spirituel est supérieur au non-spirituel, et le divertissement un but méprisable.

Le public en Inde vit les choses de façon partagée. Les critiques vivent souvent cette tendance comme un exhibitionnisme religieux de mauvais goût.

En occident, le public peu averti est en général séduit par toute manifestation de religiosité qu’il prend immédiatement pour un gage d’authenticité.

 

 

Depuis trente ans, le nombre de danseurs et de danseuses n’a cessé de se multiplier et le Bharata Natyam n’a jamais été autant pratiqué qu’aujourd’hui.

Si en théorie, cet art s’est démocratisé – toute personne désireuse de l’apprendre peut maintenant le faire quelle que soit son origine sociale – la réalité montre que le Bharata Natyam est devenu un art bourgeois réservé aux classes moyennes et supérieures et qu’il est principalement l’apanage de la classe brahmine. Les nattuvanar, conscients de s’adresser à une classe sociale privilégiée exigent souvent des rémunérations élevées (l’enseignement du Kalakshetra est d’ailleurs sans doute souvent beaucoup moins cher). Certaines familles achètent de cette façon l’image sociale d’une bonne éducation pour leur fille, qui une fois mariée, abandonne la danse la plupart du temps (même s’il n’est plus tabou maintenant pour une jeune fille de « bonne famille Â» de se présenter sur scène, mais par manque d’une réelle vocation artistique). De toute façon s’il est déjà cher de prendre des cours, il est encore plus onéreux de se produire sur scène et les danseuses professionnelles sont en général toutes issues de familles riches et politiquement influentes. Pour beaucoup de jeunes talents, il est très difficile, voire impossible de faire carrière.

 

Après quelques décennies de représentations sur les scènes des théâtres en milieu urbain, on organise depuis quelques années des festivals dans les temples (à Chidambaram par exemple), attestant le besoin du  Bharata Natyam de retrouver son cadre d’origine. Il est clair que dans le nouveau contexte sociologique, l’esthétique n’est plus au service de la bhakti. Une carence apparaît dès les années 70 dans l’enseignement de l’abhinaya, qui traditionnellement était assuré par les devadasi. Mais ce n’était pas le point fort de la plupart des nattuvanar chargés d’enseigner le Bharata Natyam dans sa globalité à partir du mouvement revivaliste, les devadasi s’étant graduellement retirées. En 1973, le grand connaisseur et amoureux des arts  que fut Y.G. Doraiswamy, demande à Kalanidhi Narayanan - formée dans les années trente, mais ayant arrêté la danse très jeune pour devenir mère de famille - d’enseigner aux nouveaux danseurs le riche répertoire qu’elle avait reçu et dans lequel elle excellait. Car on en était arrivé au point où  des danseuses exécutaient la gestuelle de l’abhinaya sans même comprendre le texte poétique qu’elles interprétaient.

 

Cependant, s’il ne peut y avoir d’abhinaya sans compréhension du texte poétique, ce préalable ne peut suffire à garantir la présence de la bhakti.

Et il est clair que si le temple fut dans un passé glorieux le lieu privilégié où les pratiques artistiques étaient toutes au service d’un sentiment dévotionnel et religieux, il n’est définitivement plus le centre de la vie économique et « culturelle Â», ni le cadre de vie et de pratique quotidiennes du danseur d’aujourd’hui. Ces artistes pour qui le service des divinités rythmait chaque journée du matin jusqu’au soir, qui chantaient et dansaient pour louer le dieu depuis son lever jusqu’à son coucher, sont d’un monde révolu. Le danseur de la société moderne indienne n’est plus relié de façon aussi intime et constante à la spiritualité qui rayonnait de ce sentiment dévotionnel.

Certes le Bharata Natyam s’épanouit autrement sur la scène des théâtres : des artistes créatifs se livrent à des recherches chorégraphiques certainement intéressantes (chorégraphies de groupe, « modernisation Â» d’un certain nombre d’éléments : thématiques nouvelles, rencontres avec d’autres styles de musiques,etc…). Mais, attention, croire que l’on innove  peut être une illusion : à l’heure où l’on parle tant de « fusion Â» par exemple, Lakshmi Vishvanathan nous raconte qu’à la fin du 18ième siècle des récitals étaient donnés par les devadasi lors de soirées organisées par les râja Ã  l’occasion de la visite de dignitaires. Au cours d’une de ces soirées en l’honneur de Sir M.E. Grant Duff, des devadasi dansèrent sur des musiques occidentales !

Quelle valeur accorder aux évolutions actuelles dans le domaine chorégraphique ?

Est-il possible de compenser la disparition du système religieux qui fertilisa autant et si longtemps les pratiques artistiques ?

Pour notre part, nous garderons toujours en nous une immense nostalgie de n’avoir jamais vu Balasarasvati danser.

 

 

Les chemins du rasa

 

S’il nous semble difficile de danser maintenant pour la divinité dans un monde où le lien au temple et au culte du dieu est très affaibli, l’expérience du rasa, le plaisir esthétique, elle, ne requiert pas le cadre du temple, mais une simple scène de théâtre. La théorie du rasa, bimillénaire, est énoncée pour la première fois dans le Nâtya Shâstra. L'expérience esthétique y est décrite comme quelque chose de très proche de l'expérience spirituelle.

Bien que très ancienne, cette théorie perdure avec bonheur, tirant sa vitalité de son universalité : elle s’adapte à n’importe quel environnement social et culturel, pourvu qu’y existe l’amour du théâtre. À chaque artiste revient la responsabilité de mettre en place par son talent, son imagination et son inventivité, les conditions favorables à la réalisation de cette expérience.

 

Le rasa est plaisir, délectation, ravissement, et si le théâtre instruit, c’est en divertissant : double but joliment traduit par Lyne Bansat-Boudon : le théâtre est à la fois « saveur Â» (rasa) et « savoir Â» (vyutpatti) (page 57).

Si la théorie du rasa valorise la notion de divertissement, c’est sans complaisance envers le public dont elle fait le destinataire de cette expérience. En effet, seul le spectateur expérimente le rasa qui est l’aboutissement de cette alchimie émotionnelle réalisée sur la scène du théâtre. L’acteur-danseur, lui, ne vit pas le rasa, il joue l’émotion bhâva, qui ne deviendra rasa qu’une fois savourée par le spectateur. Dans cette théorie, l’artiste ne peut s’abandonner à un plaisir personnel et se demander secondairement s’il veut plaire ou non au public. Il est bien au contraire entièrement à son service, mettant tout en Å“uvre pour que s’accomplisse l’émergence du rasa offert au seul spectateur. Expérience très proche de l’expérience spirituelle qui présente les étapes successives que voici : la distanciation (sâdhâranîkarana,« généralisation Â» ou « dépersonnalisation Â» de l’émotion, puis la sympathie (hridayasamvâda, la « consonance des cÅ“urs Â»), qui culmine dans l’identification du spectateur au spectacle (tanmayîbhâva) ; au final c’est le ravissement  : « le moi résorbé dans le Soi, le Soi individuel indistinct du Soi universel, toute finitude et toute dualité abolies : les conditions sont réunies pour que le spectateur fasse l’expérience suprême de la jouissance esthétique, qui se dit « saveur Â» (rasa), ou mastication (carvanâ), et qui se définit encore comme « Ã©merveillement Â» (camatkâra), « félicité Â» (ânanda), « sérénité Â» (nivritti), « repos dans le Soi Â» âtmavishrânti) Â» (Lyne Bansat-Boudon, page 116).

 

Mais attention, cette jouissance proche de l’extase ne peut se produire que chez celui dont le cÅ“ur est aussi limpide qu’un miroir, sinon  l’identification du spectateur au spectacle est impossible. Et ce cÅ“ur-miroir sera celui de qui aura travaillé à cultiver sa sensibilité : « ceux qui ont la faculté de s’identifier à l’objet de la description, le miroir de leur cÅ“ur rendu limpide par l’étude et la pratique assidue de la poésie, ceux-là, dont le cÅ“ur répond [à celui du poète], ce sont les sahridaya Â» (Abhinavagupta, Locana  ad Dhvanyâloka, traduit par Lyne Bansat-Boudon page 113). Ces sahridaya,littéralement ceux « dont le cÅ“ur (hridaya) est avec (sa) Â» sont prêts à vivre l’expérience du rasa. Expérience merveilleusement résumée par Abhinavagupta, grande figure du Shivaïsme du Cashmire, dans son commentaire du premier chapitre du Nâtya Shâstra : « Mais, au théâtre, chacun des spectateurs, loin d’éprouver aucune inclination à penser : « Aujourd’hui, je vais accomplir quelque chose de réel Â», pense plutôt : « Aujourd’hui, je vais voir et entendre une chose extraordinaire (lokottara), une chose qui mérite mon attention, d’où le déplaisir est tout à fait absent, dont l’essence est faite d’exultation, où communie toute l’assistance Â». Son cÅ“ur devient alors comme un miroir limpide, car, à savourer les chants et la musique appropriés, les préoccupations d’ordre mondain ont été oubliées, et il peut s’identifier au chagrin, à la joie, à n’importe lequel [des sentiments] qui surgissent [en lui] à contempler le jeu des acteurs […]. A écouter le texte dramatique, à voir entrer les différents personnages, se produit alors une connaissance [intuitive et immédiate] (adhyavâsaya) de ce que sont par exemple Râma et Râvana, connaissance que ne circonscrit aucune appartenance à un lieu ou à un temps déterminé […]. Son esprit, empli d’émerveillement pour avoir pénétré au cÅ“ur des exploits [de Râma, etc.], prend, pour les cinq ou six jours [de la représentation], la forme de son propre Soi (svâtman), et il voit l’univers entier à travers lui Â» (traduit par Lyne Bansat-Boudon pages 119 et 120).

BIBLIOGRAPHIE CHOISIE

 

Lyne Bansat-BoudonPourquoi le théâtre ? La réponse indienne,  Mille et une nuits - Fayard, 2004
Anne-Marie Gaston, Bharata Natyam from Temple to Theatre, Manohar, 2005
Saskia C. Kersenboom,  Nityasumangalî, Devadasi tradition in South India, Motilal Banarsidass, 2002
Sunil Kothari, Bharata Natyam, Indian Classical Dance Art, Marg Publications, 1982
Dr Avanthi Medhuri, Rukmini Devi Arundale (1904-1986) , a Visionary Architect of Indian Culture and the Performing Arts , Motilal Banarsidass, 2005 (inclut les articles de Janet O’Shea et Vena Rampal)
Lakshmi Viswanathan, Bharatanatyam, the Tamil Heritage, édité par l’auteur, 1985

bottom of page